Les naufrages :
des lieux de carnage souvent insoupçonnés




         

            Les naufrages et les catastrophes aériennes sont trés souvent l'occasion de véritables carnages dont il n'est pas toujours rendu compte, parce que les victimes ne sont plus là pour témoigner, et parce que les témoins directs n'ont qu'une vue partielle des événements qui se déroulent autour d'eux.





THE BIRKENHEAD 
from the picture by Captain Bond-Shelton 12th Royal Lancers a surviving officer



          Le 26 février 1852,
        La frégate anglaise Birkenhead heurte à 2 heures du matin un récif au sud du cap de Bonne-Espérance, à seulement 1 600 mètres au large de Danger Point. a son bord 490 soldats anglais, avec 25 de leurs femmes et 31 enfants, en plus d'un équipage de 134 hommes commandés par le capitaine Robert Salmond.





                Dans les premières minutes suivant la collision, la confusion règne à bord alors que les soldats, les marins et les passagers se précipitent tous sur le pont pour échapper aux flots qui envahissent l'avant du navire. Les officiers rétablissent vite le calme en ordonnant aus hommes de se regrouper à la poupe du bateau, et le colonel Seton commande à ses officiers de veiller à ce que tous les ordres du capitaine Salmond soient immédiatement exécutés.

           Celui-ci ordonne que les femmes et les enfants embarquent sur une chaloupe, désignant un enseigne te un sergent pour séparer de force les femmes et leurs maris. Une seconde embarcation est mise à l'eau avec à son bord 30 hommes. Il n'y a plus d'embarcation de sauvetage pour les 600 hommes restants à bord du Birkenhead dont le pont s'incline de plus en plus vers l'avant. Beaucoup de passagers coincés dans les ponts sont déjà morts noyés et d'autres ont peri écrasés par les mâts s'abbatants sur le pont. D'autres enfin ont été projetés par-dessus bord, et déjà parviennent des eaux environnantes des hurlements de terreur. Les naufragés ne voient pas les drames qui se déroulent autour d'eux dans la nuit, mais ils devinent que les cris sont ceux des nageurs happés vers les fonds par les requins. Il reste sur le pont 200 hommes lorsque le capitaine Salmond grimpe de quelques mètres au mât de misaine pour crier à l'attention des hommes : "Chacun pour soi maintenant. Votre seule chance si vous savez nager est de sauter à l'eau et de tenter de vous accrocher à tout ce qui flotte, mais je vous implore d'éviter la chaloupe contenant les femmes et les enfants, elle est déjà surchargée. Je vous demande en fait de rester où vous êtes."

             Trois hommes seulement vont sauter par-dessus bord, et, parmi le reste des 200 autres, aucun ne bouge, obéissant stoïquement aux consignes. Quelques instants aprés la harangue de Salmond, la coque du navire se casse en deux, tout le pont avant disparaît sous l'eau tandis que la poupe se redresse au-dessus de la surface et que le gouvernail émerge complètement. Un officier survivant écrira plus tard : "Chaque homme fit ce qui lui avait été ordonné, et il n'y eut pas un cri, pas un murmure parmi eux, jusqu'à ce que le navire fasse son plongeon final... Les officiers avaient reçu leurs ordres et les avaient exécuté, comme si les hommes embarquaient au lieu d'aller droit au fond de la mer. Il n'y avait qu'une différence, je n'ai jamais vu d'embarcation conduite avec aussi peu de bruit ou de confusion."

           Le Birkenhead coula exactement trente minutes après avoir heurté le récif. La mer était rouge de sang, et l'on y devinait à la surface des restes humains difficilement reconnaissables, déchirés par les requins. Le lieutenant Girardot écrivit à son père : "Je restai sur le pont jusqu'à ce que le bateau coule. Je fus entraîné sous l'eau par l'aspiration et un homme m'attrapa la jambe. Je réussis à me dégager en lui donnant des coups de pied et parvins à la surface où je m'accrochai à des morceaux de bois. Je restai dans l'eau pendant cinq heures... La barre était tellement haute que beaucoup périrent en essayant d'atteindre la terre. Pratiquement tous ceux qui se retrouvèrent à l'eau sans leurs vêtements furent pris par les requins , des centaines d'entre eux nous entouraient, et je vis plusieurs hommes happés juste à côté de moi, mais, comme j'étais habillé... Ils préféraient les autres."

             Plus de 60 hommes parvinrent à nager les 1 600 mètres les séparant de la côte, mais la plupart des passagers du Birkenhead ne savaient pas nager, y compris le colonel Seton qui se noya. Le capitaine Salmond fut projeté par-dessus bord et tué par la chute de la mâture. Le naufrage fit 455 morts, et la part revenant aux requins fut certainement du même ordre de grandeur que celle revenant au navire et à la mer. Lorsque le récit du drame arriva à Londres vers le 15 avril 1852, la liste complète des victime fut publiée, mais pas un mots sur les requins...





"IN MEMORY OF THOSE WHO PERISHED
IN
H.M.S. BIRKENHEAD
26TH.FEBRUARY.1852
THE SHIP CARRYING RENFORCEMENTS
FOR THE EIGHT,KAFFIR WAR,STRUCK
A SUNKEN REEF APPROXIMATELY
11/3 SEA MILES SOUTH-WEST BY SOUTH
FROM THIS POINT.
NINE OFFICERS, THREE UNDRED &
FORTY-NINE OF OTHER RANKS AND
EIGHTY-SEVEN OF THE SHIP'S
COMPAGNY LOST THEIR LIVES.
EVERY WOMEN & CHILD WAS SAVED

ERECTED BY THE NAVY LEAGUE OF SOUTH AFRICA 1936"





             Beaucoup plus tard, le 18 novembre 1942 à 9h15mn,
             dans la même région mais côté océan Indien, le bateau à vapeur anglais Nova Scotia est coulé par un U-Boot allemand à 50 kilomètres au large de Ste Lucie dans la province du Natal. En plus de l'équipage, le bateau transporte 765 prisonniers de guerre italiens et 134 soldats d'Afrique du Sud revenant du Moyen-Orient vers Durban. La plupart des embarcations de sauvetage brûlèrent, et des centaines de survivants se retrouvèrent à la mer dans des brassières de sauvetage ou accrochés à de vulgaires radeaux de bois ou de caoutchouc. Georges Kennaught, de Johannesburg, témoigne : "Il y eut soudain deux terribles explosions, nous venions d'être torpillés. J'essayai d'atteindre ma ceinture de sauvetage mais le bateau donnait déjà de la bande, et je glissai sur le pont qui était gras. Je me retrouvai à la mer vêtu de mon seul maillot de bain. je nageai dans l'eau noire couverte de mazout et m'accrochai à la rame de bois qui flottait. Il y avait des centaines d'hommes nageant autour de moi, s'accrochant à des morceaux d'épave ou de radeaux. Un autre soldat de mon régiment s'agrippa au même espar que moi. Il portait un gilet de sauvetage. Nous dérivâmes toute la nuit, emportés par un fort courant. A l'aube il n'y avait plus de mazout mais encore de nombreux survivants autour de nous. Dès qu'il fit jour, mon compagnon me dit qu'il préférait mourir que de rester ainsi sans espoir accroché à un morceau de bois. Il me dit qu'il allait lâcher et refusa de m'écouter quand j'essayai de le dissuader. Alors je lui demandai de me passer son gilet de sauvetage avant de se laisser couler. Comme il desserrait les sangles, il hurla soudain et tout le haut de son corps fut littéralement soulevé hors de l'eau. Lorsqu'il retomba, la mer était couverte de sang, et je vis que son pied avait été sectionné. A ce moment j'aperçus la forme grise d'un requin nageant nerveusement autour de nous, et je m'éloignai aussi vite que je pus. Puis quelques requins s'assemblèrent autour de moi, d'environ 2 mètres à 2,50 mètres. de temps en temps, l'un d'eux se dirigeait droit sur moi, et je frappais l'eau de toutes mes forces pour lui faire changer d'avis, ce qui semblais efficace.J'aperçus un radeau avec des italiens et un sergent sud-africain. Je parvins à monter à bord et nous pûmes survivre grâce à un coffre qui contenait de l'eau et de la nourriture. Les requins tournaient sans arrêt et nous les frappions à coups de rame pour les éloigner. Soixante-sept heures après que le navire eut été torpillé nous fûmes sauvés par un sloop portuguais."

           Les marins portugais durent frapper les requins à coups de grappin pour les maintenir à distance pendant les opérations de sauvetage. Un total de 192 survivants furent sauvés et on peut estimer à plus de la moitié des 850 morts ceux qui furent tués par les squales. Tous ces hommes étaient en effet en pleine force de l'âge, savaient nager, et la température de l'eau à cette époque dans les parages devait leur permettre d'attendre les secours.





       Toujours dans les mêmes eaux, le city of Cairo fut coulé le 2 octobre à cinq jours de la ville du Cap.
            Le capitaine Angus Mac Donald était à bord d'une chaloupe avec 54 survivants : "avant minuit dès le premier jour nous vîmes nos premiers requins. Ils étaient énormes, et comme ils glissaient sous le bateau vers l'avant et vers l'arrière, il semblait qu'ils nous bousculeraient et qu'ils nous feraient chavirer. Ils se contentaient de raser le bateau à chaque fois, et ne nous quittèrent à aucun moment... Plusieurs camarades moururent pendant la nuit, que nous devions jeter à la mer dès l'aube. Les requins étaient en colonie ce matin-là, et l'eau bouillonnait littéralement dès que les corps touchaient la surface. Le quinzième jour, l'un des matelots décida de se suicider en se noyant, et se jeta par-dessus le gouvernail. Il avait oublié d'enlever sa brassière de sécurité, et, comme nous étions trop faibles pour lui venir en aide, ce sont les requins qui le tuèrent, pas la noyade."

         Les survivants furent récupérés par un navire allemand, le Rhakotis, mais celui-ci fut à son tour coulé par un croiseur britannique. Ils se retrouvèrent finalement à bord d'un U-Boot...





         Juste quelques jours avant que les Anglais ne se rendent aux Japonais à Singapour en 1942,
          trois militaires s'échappèrent à Sumatra où ils se procurèrent une minuscule embarcation de 5 mètres sur 1,4 mètre. Avec ce dinghy qui contenait tout juste trois sièges, ils entreprirent de se rendre en Australie, à 2 600 kilomètres de là ! Ils subirent 125 jours de cauchemar en pleine mer, pour se retrouver finalement... à Sumatra, à 190 kilomètres de leur point de départ. Ce ne fut pas seulement leur inexpérience en matière de navigation qui rendit l'expédition vaine, mais aussi l'omniprésence des requins qui les rendit presque fous. la chaleur était étouffante à bord de leur petite embarcation ouverte, et la sensation d'oppression difficilement supportable sur une mer sans vent. Leur obsession constante était de plonger par-dessus bord pour se rafraîchir dans cette eau bleue qui semblait les y inviter en permanence. Mais il y avait les requins, les requins étaient toujours là, jour et nuit, sans arrêt. Jour après jour leurs ombres étaient comme de mauvais anges-gardiens suivant le bateau à 2 ou 3 mètres. Pas une fois ils n'osèrent se baigner. Un jour où les trois hommes firent un petit feu pour préparer un repas, l'un des requins percuta le bateau avec une telle force qu'il détruisit le gouvernail.




Un Dinghy





          En janvier 1942,
              un avion torpilleur de l'US Navy, pris dans une tempête, se pose en plein Pacifique. Les trois hommes d'équipage se réfugient dans le dinghy de 2,50 mètres sur 1,25 mètre avec, pour tout équipement, un couteau de poche, un pistolet et une paire de pinces. Dès le cinquième jour, le manque d'espace vital leur manque considérablement, mais des requins les empêchent de prendre de l'exercice en se baignant, les laissant griller sous la fournaise tropicale. Parmi les trois hommes, le radio Aldrick fait preuve d'une adresse exceptionnelle pour attrapper les poissons qu'il embroche avec son couteau.

             C'est grâce à lui que les trois hommes survivront trente-quatre jours. Une nuit, Aldrick plongea la main dans l'eau pour vérifier la direction du courant. Par malheur, un requin veillait et lui happa aussitôt les doigts, les entaillant jusqu'à l'os. Les blessures s'infectèrent très vite ; l'un de ses compagnons débrida les plaies, permettant au pus de s'écouler et à Aldrick de reprendre ses pêches miraculeuses. Ce requin était de petite taille, mais quelques jours plus tard ils traversèrent une zone envahie de requin léopards "si agressifs qu'ils menaçaient à chaque instant de retourner notre radeau. Un moment nous fûmes obligés de repousser l'un des squales en lui martelant le museau à coups de poing, et nous réussîmes à en tuer un autre d'une balle de pistolet, avant que la rouille n'eût rendu inutilisable notre seule arme à feu".






        On peut dire que la totalité des récits retraçant de longues dérives en eaux tropicales fait état de mla présence quasi constante des squales. Les petits sont à proximité immédiate, tandis qu'on voit les gros plus souvent à la tombée de la nuit et au lever du jour.

        Il est évident que la mise au point d'un répulsif efficace permettra non seulemnt à l'homme à la mer d'échapper aux requins, mais aussi au naufragé "enfermé" dans le dinghy de se mettre à l'eau régulièrement sans se faire attaquer.

     Certains, plus déterminés, ont assumé le risque avec succès ; ainsi une poignée de survivants du croiseur britannique Avocet, qui se retrouvèrent en radeau de fortune construit avec des fûts d'huile vides. Le commandant en second avait pris en charge l'embarcation et s'astreignait à un livre de bord circonstancié :
          "Pendant le calme des après-midi, quand la chaleur est intense, les hommes ont demandé s'ils pouvaient se baigner. J'ai d'abord refusé par crainte des requins qui nous entourent, puis finalement j'ai décidé qu'il valait mieux prendre le risque plutôt que de voir les hommes devenir fous sous l'emprise de la soif. On a donc organisé des bains de telle façon qu'il n'y ait jamais plus de trois hommes à l'eau en même temps, les autres surveillant les requins qui sont toujours à proximité. Tous les jours, chacun des hommes passe un moment dans l'eau, avec une corde autours de la ceinture. Dès que les hommes aperçoivent une ombre grise se rapprochant rapidement, ils tirent brutalement leurs compagnons hors de l'eau. Nous sommes toujours anxieux que l'un des requins ne nous attrappe."





          Un matin de novembre 1918,
                Un steamer Una coule sur un haut fond à 100 kilomètres au nord de Saint-Domingue dans la mer des Caraïbes. Les officiers et l'équipage embarquent sur des bateaux de sauvetage, mais il n'y en a pas assez à bord, et 75 travailleurs doivent embarquer sur des radeaux très rudimentaires. La mer est calme, et en moins d'une heure les eaux sont envahies par des requins dont la taille varie de 2,5 mètres à 5 mètres.

                 Quelques radeaux sont surchargés, et dès qu'un homme tombe à l'eau il est immédiatemant mis en pièces par les squales. A mesure que le temps passe, les requins se font de plus en plus agressifs et attaquent les hommes terrorisés jusque sur les radeaux, essayant de les faire tomber d'un coup de queue ; certains posent leur tête sur le radeau et happent les malheureux survivants par une main, un bras ou une jambe, les tirant immédiatement dans l'eau. Certains radeaux s'inclinent tellement sous le poids des requins que les naufragés épuisés ne peuvent plus se tenir et glissent dans la mer où ils sont démembrés en quelques secondes. Plusieurs requins essaient de soulever les radeaux avec leur dos et parviennent ainsi à déséquilibrer quelques victimes supplémentaires. Les hommes n'ont pour se défendre que quelques avirons qui sont rapidement cisaillés ou arrachés des mains.

            Le cauchemar durera plusieurs jours, et l'idée d'échapper à un désastre maritime pour se retrouver dépecés par les horribles dents des requins conduira plusieurs malheureux à la folie. Beaucoup vont se jeter à l'eau, directement dans les mâchoires de leurs persécuteurs.

              Sur les 75 hommes, on ne recueillera qu'une poignée d'hommes épargnés par les requins.





          Nul ne saura jamais combien de centaines de radeaux ou dinghies ont ainsi disparus avec leurs occupants, harcelés par les squales. Considérant qu'il y a environ dans le monde chaque année 50 000 naufragés, dont une bonne moitié dans la ceinture tropicale, il peut y avoir plusieurs centaines d'entre eux qui sont directement victimes des requins. Je me bornerai donc à rappeler l'exemple du Doña Paz qui coula en décembre 1987 en mer de Chine, entre les Philippines.




             Construit en 1963 pour faire la navette entre deux ports du sud du Japon, ce ferry était autorisé à transporter 608 passagers. Reconditionné sommairement pour la compagnie  Philippine Sulpicio, la capacité officielle fut portée à 1 500 passagers. A l'approche des fêtes de fin d'année, les Philippins ont coutume de se déplacer d'île en île. Pauvres, ils n'hésitaient pas à s'entasser à deux, trois voire quatre par couchette. A Manille, on pense que la population embarquée sur le Doña Paz en ce jour du 20 décembre 1987 devait être de l'ordre de 3 000 à 4 000 personnes ! Je ne reviendrai pas sur les causes humaines de ce second plus grand naufrage de tous les temps, pour m'attarder seulemnt sur tous les paramètres qui devaient irrémédiablement attirer tous les squales de la zone.

                Il est 22 heures lorsque le petit pétrolier Victor percute le Doña Paz à babord, juste derrière le château à heuteur des ponts passagers. Le Victor transporte 880 barils de kérosène qui s'enflamment aussitôt. L'incendie gagne le ferry, et de multiples explosions se succèdent. Le fuel en feu se répand sur la mer autour des deux navires. La panique est épouvantable parmi les passagers et l'équipage est complètement débordé. Tous ceux qui réussissent à enjamber le bastingage sautent dans une mer en feu et sont intantanément brûlés. Beaucoup sont déchiquetés par les explosions. Aucune chaloupe ne peut être mise à la mer, et ne survivront que ceux qui auront assez de souffle pour nager sous l'eau le temps nécessaire pour émerger au-delà des flammes. C'est la raison pour laquelle il n'y aura aucun rescapé parmi les enfants et les vieillards. le nombre de survivants sera dérisoire : 2 femmes et 24 hommes seulement !

                Moins de 1 % de respapés, si l'on admet qu'il y avait entre 3 000 et 4 000 passagers. Les causes de ce bilan consternant sont multiples, et la participation des requins pour achever ce carnage fut certainement considérable. Soulignons d'abord la présence de nombreux grands prédateurs dans la mer de Chine : grand blanc, requin tigre, requin taureau, requin océanique, peau bleue, etc. et l'activité de chasse préférentiellement nocturne de beaucoup d'entre eux. Observons par ailleurs la multitude des "paramètres provocateurs" entourant le naufrage : le bruit (explosions sourdes, fracas métallique se répercutant très bien dans l'eau, hurlements  des passagers), l'odeur du sang et de la chair grillée de milliers de victimes, les innombrables vibrations et mouvements facilement détectables par les organes spécialisés des squales, les contrastes lumineux éclairant la surface de l'eau comme en plein jour, les vibrations de salinité et de champ électrique induites par les liquides et objets divers...

                   Le lendemain, les hélicoptères et de nombreux bateaux envoyés sur les lieux ne retrouvèrent aucun cadavre parmi les taches de fuel et les milliers d'objets flottants, preuve que les squales étaient déjà passés... Seulement 300 corps mutilés seront repêchés loin du lieu du naufrage, et les pêcheurs philippins retrouveront pendant des semaines des débrits humains dans l'estomac de nombreux squales capturés. Ils iront jusqu'à renoncer à l'un de leurs plats nationaux, le lapu-lapu à base de mérou...



          Le temps d'apparition des squales sur les lieux d'une catastrophe aérienne ou maritime en eaux tropicales ou subtropicales est en général très court, variant entre 30 minutes et 24 heures. En dehors du ou des quelques requins se trouvant par hasard au voisinage immédiat de l'accident, les squales laissent en général le temps aux naufragés de s'embarquer dans les embarcations de survie. D'après les témoignages de deux mille cinq cents pilotes ou naufragés de la seconde guerre mondiale s'étant retrouvés dans de telles circonstances, les squales apparaissent parfois dans la demi-heure, mais le plus souvent dans un délai de 24 heures au maximum. A mesure que les jours passaient, ils devenaient de plus en plus familiers, sautant hors de l'eau en éclaboussant les occupants des embarcations, frappant les fragiles rebords de leurs énormes queues, soulevant le bateau et ses occupants de plusieurs dizaines de centimètres, mordant ou cassant les pagaies, avalant aussi bien les poissons s'abritant sous l'embarcation que les mains ou les pieds ayant le malheur de traîner dans l'eau.





             Octobre 1987, dans la mer des caraïbes,
                un pilote d'observation fut également traumatisé par le spectacle qui s'offrit à lui. En ce début d'octobre 1987, 168 Dominicains quittent clandestinement leur pays pour les Etats-Unis, via Porto Rico. A bord de l'embarcation, des femmes, des enfants, des vieillards, des hommes entassés les uns sur les autres. Pour une raison mal définie, l'embarcation chavire. Tous les passagers se retrouvent à l'eau, une eau tropicale tiède, qui permet une survie relativement longue. Les naufragés n'étant qu'à huit kilomètres de la côte, ils entreprennent de nager vers elle. Leurs efforts vont durer 12 heures, au cours desquelles ils devront affronter le soleil de plomb, un courant contraire et, surtout, des agresseurs intraitables, les requins attirés par leurs blessures.

              Chef de la protection civile, Eugenio Cabral survole les lieux en hélicoptère et assiste, impuissant, à un spectacle horrible. "Les requins étaient devenus comme fous, explique-t-il. Au début les squales dévoraient uniquement les cadavres, mais très rapidement ils ont attaqué partout. C'étaient de gros requins, des makos et des marteaux, l'eau était devenue rouge." Sur les 168 passagers, on ne retrouvera que 8 survivants !

       Il est évident que ces malheureux furent victimes du comportement des squales qui n'est heureusement pas systématique, mais incroyablement dangereux : celui de la frénésie alimentaire. Quand on sait l'excitation meutrière incontrôlable qui saisit alors les squales, et la vulnérabilité terrible d'un homme à la mer, on comprend qu'une infime minorité seulement échappe au massacre.





             Toujours à propos des hommes à la mer en eaux tropicales, Christian Troebst rapporte le cas d'un naufragé relativement heureux.
                "Pendant la guerre, un pilote américain tomba en mer avec deux autres aviateurs près des côtes de l'Amérique du Sud. Au bout de 5 heures, l'un de ces derniers mourut d'épuisement ; le pilote se mit à nager en poussant le cadavre devant lui. Soudain, quelque chose imprima une secousse au corps qui disparut définitivement sous l'eau. Les survivants continuèrent à nager dans la nuit, mais, quelques heures plus tard, le second aviateur mourut à son tour. Le pilote se mit à nouveau à le pousser devant lui. Entre-temps la lune s'était levé, et la clarté lui permit de distinguer tout à coup les nageoires dorsales d'un grand nombre de requins qui tournaient en cercle. Une fois encore, une saccade secoua le corps qui s'enfonça un bref instant sous l'eau, puis remonta à la surface, mais sans les pieds. Horrifé, le nageur le fit tourner et l'empoigna par les épaules. Le corps replongea aussitôt une seconde fois pour réapparaître et replonger. Les requins le dévorèrent petit à petit jusqu'aux épaules. A l'aube ils commencèrent à attaquer le pilote ; celui-ci savait qu'il était tout près du rivage. Hurlant et battant l'eau frénétiquement, il prit pied sur la côte sans dommage."





                Un marin américain dont le destroyer fut coulé au large de Guadalcanal témoigne :
                "Je dérivais depuis onze heures quand, soudain, je sentis le pied gauche me démanger. Je le soulevai au-dessus de l'eau : il ruisselait de sang. Je plongeai la tête et j'aperçus le requin qui fonçait sur moi. J'agitai violemment bras et jambes ; il passa tout près, à me frôler. Il vira sur lui-même et revint droit sur moi. Je serrai le poing et lui assenai un coup sur la mâchoire, de toute mes forces. Il s'éloigna - non sans avoir arraché un morceau de ma main gauche -, il attaqua de nouveau et, encore une fois, je lui martelai les yeus et le nez. Quand il s'écarta, je constatai qu'il avait lacéré mon bras gauche. Mon talon aussi avait disparu. A ce moment, un cannot de sauvetage s'approcha. Je lui fit de grands signes et oubliai le requin. Il m'arracha un morceau de hanche, mettant l'os à nu. Puis je fut hissé dans le cannot."





                Juste avant Noël 1948,
                   Tony Latona, un garçon de treize ans, est recueilli sur une plage de Cuba. Il est dans une condition critique et porte autour de la taille une bouée de sauvetage en piteux état. Il vient de passer quarante heures dans l'eau et son histoire est tout d'abord difficile à croire. Il raconte comment il jouait avec un autre garçon, Bent Jeppsen, âgé de quatorze ans, sur le pont arrière du bateau danois Grete Maersk, quand Jeppsen passa par-dessus bord à environ quatorze kilomètres du cap Maisi à Cuba. Tony lança une bouée de sauvetage à Jeppsen, puis sauta par-dessus bord pour l'aider. Leurs cris bien sûr ne furent pas entendus et le navire disparut. Ils étaient à l'eau depuis deux heures lorsqu'ils virent des requins arrivant pour les attaquer. L'un d'eux attaqua Jeppsen et laissa deux profondes entailles sur son pied gauche. L'histoire de Latona continuait : "Nous avons frappé, frappé, jusqu'à ce que les requins s'éloignent. J'ai dit à Jeppsen que le sang dans l'eau rendrait les requins fous. Je lui dis d'enlever son pantalon et de le nouer autour de son pied pour aider à arrêter le saignement. Nous n'avons plus vu les requins, mais ils ne devaient pas être loin parce que, une heure plus tard, lorsque le pantalon de Jeppsen s'en alla, les requins étaient de retour sur nous en quelques minutes. Ils passèrent juste derrière moi et essayèrent de happer Jeppsen. Nous avons continué à les garder éloignés, mais ils revenaient tous les quarts d'heure. Et puis un requin l'attrapa encore au même pied. Il se plaignit de souffrir. Les requins revinrent plus souvent, prêtant de moins en moins attention à nos efforts pour les éloigner. Assez vite un autre mordit Jeppsen sous le bras. Il pleura quand le requin lui arracha les chairs. Un autre arriva, qui lui arracha le genou. Il hurla et commença à couler. Il s'enfonça sous l'eau en criant : "Mon pied !" Il émergea à nouveau, criant et se battant, et puis il disparut encore. C'était la dernière fois que je le voyais. Je vis du sang dans l'eau, je m'assis dans la bouée de sauvetage et je gardais mes pieds sur les bords, au-dessus de l'eau, en pagayant  avec mes mains jusqu'à ce que je soit trop fatigué. Quand le jour s'est levé j'étais près de la côte mais les courants de la journée me repoussèrent au large. La nuit suivante les requins revinrent, l'un d'eux m'arrachant mon fond de pantalon. Le matin du second jour, un courant me ramena enfin à la côte."





                Le commandant Kabat éprouva également à ses dépens l'acharnement possible d'un requin sur sa proie, lorsque son destroyer, le Duncan, coula au large de Guadalcanal en 1942, et qu'il se trouva dans l'eau toute la nuit avec, pour seul moyen de flotter, un vieux gilet de sauvetage en kapok et deux petits bidons à poudre vides. Peu après le crépuscule il ressentit une démangeaison au niveau du pied gauche et découvrit qu'il saignait. Il remarqua alors à moins de trois mètres de lui l'ombre brunâtre d'un squale. Celui-ci tourna à plusieurs reprises, puis attaqua à nouveau. Kabat tenta d'éloigner le requin à coups de poing. Après que l'animal fut parti il constata qu'un morceau de chair avait été arraché de sa main gauche. A intervalles d'environ quinze minutes il était attaqué et blessé un peu plus à chaque fois. D'abord, son gros orteil fut arraché, puis un morceau de sa hanche droite, puis un autre de son épaule gauche, de sa main droite, de la fesse. Kabat constatait : "Quand il ne plantait pas ses dents dans mes chairs, son cuir râpeux m'arrachait de grands morceaux de peau." Au cours des attaques qui suivirent, sa cuisse fut si profondément entamée que le fémur était apparent.





                En 1942, le Dorsetshire fut coulé par des mines en plein océan indien.
                Le commandant Agar réalisa très vite que, pour des centaines d'hommes à la mer qui l'entouraient, le danger venait avant tout des requins. Il commanda à ses hommes de rassembler tous les cadavres qui flottaient alentour, et tous les survivants s'adossèrent autour de la macabre "plate-forme". Ils restèrent ainsi en pleine mer durant 36 heures. luttant contre les requins autour de 60 cadavres. Les squales pouvaient détourner leur agressivité sur les morts, épargnant les vivants qui semblaient des proies moins faciles...





                Le 11 mars 1977,
                     Vic Beaver est un australien de soixante-quatorze ans qui détient plusieurs records nationaux de pêche au gros. Ce jour-là, il part à bord de son bateau dans la baie de Brisbane, en compagnie de deux amis qui aiment partager son passe-temps favori. Il fait nuit depuis longtemps lorsque Harrison perçoit à travers la pluie les feux d'un cargo sur une route de collision. Lorsque le navire de 2 500 tonnes les éperonne, ils coulent instantannément et se retrouvent tous trois à la mer, avec pour seul moyen de flottabilité un container à glace de un mètre et un matelas pneumatique. Les trois hommes vont s'accrocher au container comme ils le peuvent pendant 36 heures. De petits requins sont venus les menacer, et puis un gros s'est joint à eux. Quand ce requin attaqua Vic Beaver, Harrison essaya bien de retenir Vic et de décourager son agresseur à coups de pied et de poing, mais sans succès. Plus tard il racontera : "J'essayai de retenir Vic avec moi alors qu'il était tiré hors du container. Vis me dit simplement : "Il m'a encore attrapé. Salut les amis, c'est comme ça." Et puis il a disparu. C'est tout ce qu'il a dit quand le requin l'a pris. John et moi avons essayé de nous serrer à l'intérieur de la boîte à glace, mais nous pouvions seulement y abriter nos têtes et nos épaules, et le requin était toujours au-dessous de nous. Je le frappai à coups de poing et de pied et me coupai légèrement. Le requin se remit alors à tourner et John cria : "Il a eu mon pied !" Il me dit de rester dans la boîte, et puis le requin l'emmena sous l'eau. J'essayai de grimper dans la boîte par sécurité, mais le salaud essaya de grimper avec moi."

                      Une heure après cette seconde attaque fatale, Harrison fut sauvé par l'équipage d'un autre bateau. Le requin devait être soit un blanc soit un tigre, les deux espèces vivant dans la baie.





                Toujours en Australie, dans le Nord du Queensland.
                      Ray Boundy était skipper d'un bateau de pêche de 14 mètres chalutant près des récifs de Townville. L'un des palans du chalut vint à casser, et, alors qu'il était déjà déséquilibré, une grosse vague retourna le bateau. Boundy trouva refuge sur la quille en compagnie de son équipier Denis Murphy, vingt-quatre ans, et Linda Horton, vingt et un ans. Ils décidèrent de quitter l'épave qui coulait en prenant avec eux une planche de surf, une bouée de sauvetage et des morceaux de polystyrène pour gagner les récifs à proximité, où ils pourraient être repérés.

                A l'aube du 25 juillet 1983 ils n'étaient plus qu'à huit kilomètres de la ville de Lodestone, mais personne ne les aperçut, pas même l'avion qui passa au-dessus d'eux à leur recherche. Peu après la tombée de la nuit, un requin commença à pousser tout à la fois la planche, les morceaux de mousse, la bouée de sauvetage et les trois naufragés. Nous n'y prêtions pas une attention excessive, raconta Boundy, pensant que si nous ne le contrariions pas il nous laisserait tranquille. Le squale s'intéressa d'abord à la jambe de Boundy, mais celui-ci le frappa avec l'autre pied et l'animal disparut."

                Dix minutes plus tard, une grosse vague renversa les trois naufragés dans l'eau et le requin revint aussitôt. Murphy se mit à hurler : "Il a eu ma jambe, le salaud a eu ma jambe" et puis, quelques secondes plus tard : "Cette fois, ça y est ; toi et Lindy, partez, éloignez-vous", et il nagea trois ou quatre brasses vers le requin. Boundy et lindy entendirent dans le noir des imprécations en même temps que des coups dans l'eau témoignant d'une lutte acharnée entre l'homme et l'animal, puis il virent le corps de leur compagnon émerger à la surface la tête en bas, dans la gueule du requin, avant de se faire dévorer.

                 Tout semble revenir dans l'ordre pendant environ deux heures, et puis le monstre revint tourner à partir de quatre heures du matin. Boundy continue son témoignage : "Lindy était assise dans le filet de la bouée de sauvetage avec ses pieds hors de l'eau posés sur un paquet de mousse. J'étais pratiquement sûr qu'il s'agissait du même requin. Cette fois il s'approcha lentement, puis attaqua Lindy avec ses énormes mâchoires autour de ses bras et de sa poitrine, alors qu'elle était encore assise dans la bouée, la secouant trois ou quatre fois. Elle laissa lentement échapper un petit cri au moment où le requin lui écrasait la cage thoracique, et je sus presque instantanément qu'elle était morte".

                      Boundy utilisa deux morceaux de mousse en guise de pagaies, et juste après le lever du soleil le requin réapparût encore faisant des cercles autour de lui. "Je pensais que je ne m'en tirerais jamais car il tournait toujours plus près de moi, et puis j'aperçus un récif qui dépassait de la surface." Boundy réussit à surfer jusqu'au récif en s'aidant d'un morceau de mousse. Là un avion l'aperçut et un hélicoptère de la RAAF le récupéra. L'attaquant ou les attaquants étaient probablement des requins tigres ou de gros whaler sharks (carcharhinus obscurus) très répandus dans cette zone.






Requin Sombre
Carcharhinus obscurus




Xavier MANIGUET ("Les dents de la mort")








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